Jackpot de 22 777 francs pour deux frères de Grandvillard

La Gruyère

Texte : Xavier Schaller

Publié le 9 mars 2024

Un érable vendu à 22’777 francs lors de la mise de ForêtGruyère

/// Organisée depuis sept ans, la mise de ForêtGruyère permet de mettre en valeur des bois locaux rares ou de grande qualité.

/// Une bille exceptionnelle a été vendue, un érable ondé qui a atteint 11’111 francs le m³.

/// Ce bois rare et esthétique est très recherché, notamment par les luthiers.

    XAVIER SCHALLER
    Echarlens. Le bonheur est dans le pré, c’est bien connu. Il peut également se trouver dans la forêt. Les frères Edouard et Benjamin Raboud en ont fait l’expérience. Hier à Echarlens, lors de la mise de bois rare organisée par ForêtGruyère, les deux agriculteurs de Grandvillard ont vendu un arbre à un prix exceptionnel de 22’777 francs. Leur érable sycomore ondé – une particularité dont ils ignoraient même l’existence – a atteint 11’111 francs le mètre cube, pour un volume net de 2,05 m³.

    Comment un arbre peut-il grimper à un tel prix? « L’érable ondé est un bois très rare, recherché notamment par les luthiers comme bois de résonnance », explique Alexandre Pipoz, chargé d’affaires à ForêtGruyère (lire ci-dessous). « Il est aussi utilisé pour des meubles et de la marqueterie, pour ses qualités esthétiques. »

    Lors de la croissance de ces érables sycomores, les fibres ont été déformées et présentent un motif d’ondes parallèles mates et brillantes, plus ou moins serrées. Un phénomène rencontré aussi avec d’autres essences, comme le hêtre, le frêne ou le noyer, mais sans que cela ne leur donne une telle valeur.

     

    Mystérieux

    Les conditions qui y mènent ne sont pas clairement définies, selon Alexandre Pipoz: « C’est sans doute lié à des contraintes que subit l’arbre. Il semble qu’un sol karstique, comme celui des moraines glacières de l’Intyamon, soit nécessaire, ainsi qu’une exposition plutôt au nord. Mais ça ne garantit rien. Il y a peut-être un facteur génétique. Ce sont un peu des bruits de couloirs, mais on parle d’un érable sur mille. »

    Et une bille telle que celle de la ferme Raboud est encore bien plus rare. Fritz Aegerter, qui a remporté la mise, souligne que « ses ondulations sont vraiment de haute qualité et saines. » Et l’arbre est parfaitement ondé sur les 8,8 mètres du tronc, ajoute Alexandre Pipoz: « Souvent, c’est seulement sur deux ou trois mètres depuis le pied. » C’est pour cette raison que le second érable ondé de la mise, coupé par la Corporation forestière Jogne-Javroz, s’est vendue à 1011 fr./m³.

    L’entreprise bernoise Fritz Aegerter AG est l’un des plus grands marchands de bois de Suisse. « Un client européen nous a acheté le tronc à ce prix. » Le patron n’en dira pas plus, sauf que « ce spécialiste du placage utilisera pour la décoration intérieure de voitures et d’avions, ou encore pour la surface visible de meubles. Il s’agit de feuilles de placage très fines pour des produits de design haut de gamme. » Selon le Bernois, une à deux pièces par année atteignent un tel prix en Suisse, toutes mises confondues. « Mon dernier achat de cet acabit date d’il y a une année. »

      «C’est un peu des bruits de couloirs, mais on parle d’un érable sur mille.»
      Alexandre Pipoz

        Passer à côté

        Détecter le phénomène sur un arbre sur pied est quasi impossible, souligne Alexandre Pipoz. « On le remarque après l’avoir couché, en regardant bien sous l’écorce et en passant le doigt sur le bois. Là, on sent bien les vaguelettes. Dès qu’on a un gros soupçon, on vérifie en coupant l’entaille de direction dans le sens radial. » Il estime d’ailleurs que les forestiers devraient être davantage formés pour détecter les bois rares.

        Les deux frères aussi ont failli passer à côté de leur diamant brut. « On fait chaque année une coupe en hiver. Cet érable faisait partie d’un bosquet entre deux champs, en bord de Sarine, où un sapin et un foyard séchaient », indique Edouard Raboud. Avant que la mise soit organisée, les deux frères Raboud auraient envoyé leur érable en bois de déchiquetage, à 70 fr./m³. « Si on ne connaît pas un artisan intéressé, on ne va pas faire vingt téléphones pour essayer de trouver un acheteur. »

        Cela fait quatre éditions qu’ils proposent des arbres à la mise. « Avec ce joli diamètre de 57 centimètres et ses 8,8 mètres, on s’est dit que c’était un bon candidat. On imaginait obtenir quelque chose comme 200 francs. Des fois, les érables, ce n’est pas ce qui part le mieux. »

        Lorsque la grume est arrivée à Echarlens, la bonne surprise de l’ondulation leur a été annoncée. À quelques mois près, c’est leur papa, Jacques, qui raflait le jackpot, puisqu’il leur a remis le domaine en janvier. « Ça ne lui fait pas grand-chose. Il est surtout content pour nous. » //

          « Un travail précieux et unique »

          Chaque année, la mise de ForêtGruyère permet de valoriser de centaines de mètres cubes de bois de qualité et des essences rares. Lors de cette 7e édition, l’entier de 460 m³ proposés a trouvé preneur, au prix moyen de 208 francs (en excluant du calcul l’exceptionnel érable ondé), soit une progression de 5% par rapport à 2023.

          L’événement permet de faire le lien entre les propriétaires forestiers et les scieurs, artisans et clients finaux, avec un circuit le plus court possible. Il a réuni 33 fournisseurs et 31 acheteurs, en proposant 18 essences différentes, avec par exemple cette année un lot exotique de 30 m³ de thuya géant. Hier à Echarlens, le vice-président de ForêtFribourg, Rudolf Herren a salué « un travail précieux et unique dans notre canton » et remis à l’association gruérienne le Prix ForêtFribourg 2024. XS

            Pour découvrir qu’un érable est ondé, le meilleur moyen est d’enlever un bout d’écorce et de passer les doigts sur le bois pour sentir les vaguelettees.
            © PHOTOS THOMAS DELLEY

            « Mes clients aiment savoir d’où vient le bois de leur instrument »

              L’érable ondé, Maurice Ottiger (photo) le connaît bien, luthier depuis presque un demi-siècle et installé aux Paccots depuis trente ans. « Cet érable offre un aspect esthétique aux instruments, ses ondulations leur donne de la vie. Un autre avantage est qu’il est très résistant même en étant fin. Et évidemment, il est aussi recherché pour ses caractéristiques acoustiques. À cela s’ajoute un aspect de tradition qui veut que le fond, l’éclisse, le manche et la volute soient en érable ondé pour les violons. Moi, je l’utilise surtout pour les luths. »

                Il rappelle que ce type d’érable peut aussi servir pour le hautbois et d’autres bois. On peut ajouter les guitares, même électriques comme la célèbre Gibson Les Paul, produite depuis 1952. « Il y a eu une mode en Allemagne pour du plaquage, dans les cuisines ou les salles de bains. C’était dans les années 1990 et 2000, et cela avait fait grimper le prix de l’érable ondé de manière exubérante. » Il en a aussi repéré sur les bateaux historiques de la Compagnie générale de navigation du lac Léman. « En 1re classe évidemment, dans la salle à manger, il y a des cadres en épicéa décorés avec de l’érable ondé au milieu. »

                 

                Bois local

                Maurice Ottiger achète toujours son bois prêt et découpé. « Avant, je me fournissais à Châtel-Saint-Denis, chez Jean-Marie Lehmann. Mais il a remis son entreprise, Bois de résonance SA, en 2021. »

                Depuis, il en a un peu acheté chez Tone Wood, une société des Grisons, mais il estime avoir assez de stock. « Le prix de ces bois pose aussi un problème de concurrence étrangère. Les Roumains en ont de très beaux dans les Carpates. Mais certains sont des gangsters qui scient tout, ne gèrent rien et s’arrangent pour obtenir des autorisations. En Bosnie, il y a le même problème. »

                C’est pourquoi il préfère les fournisseurs locaux. « D’autant que, chose assez nouvelle, mes clients aiment savoir d’où vient le bois de leur instrument. Comme j’exporte presque tout ce que je fabrique, parler de Rougemont ou de la Brévine accentue le côté Swiss made. »

                Pour un instrument, il estime que la matière première représente 200 à 300 francs. Le prix final dépend bien davantage du travail du luthier. « Donc le prix du bois n’est pas vraiment un problème, mais on doit le trouver. » XS